Par Anne de Marnhac, historienne. « J’en avais plein le dos et plein la tête d’avoir une chevelure qui avait un mètre cinquante-neuf. J’ai coupé mes cheveux, voilà! Je voulais tant avoir les cheveux courts.»
Qui parle ainsi?
Colette. Nous sommes en 1902. Elle a tranché. Elle sera différente!
Scandale. Les voisins glosent. Les commères cancanent. Les passants ricanent. La mère de Colette se désole dans une lettre: « J’ai eu un gros chagrin que tu aies anéanti mon chef d’œuvre de 20 années ». Il en est un qui se frotte les mains, c’est le mari, l’instigateur de ce sacrifice capillaire. Willy.

Alors que l’adaptation théâtrale de Claudine se joue aux Bouffes-Parisiens, il aime à s’exhiber dans les rues de Paris avec à sa droite la comédienne qui incarne Claudine, la dénommée Polaire aux cheveux courts, et à sa gauche son épouse, l’auteure de la pièce, coiffée de la même façon. Étrange effet de double. Curieux trio… Mais le plus surprenant dans tout cela c’est bien la coupe de cheveux des deux femmes! À l’orée du vingtième siècle, rarissimes sont les cheveux courts. Seules quelques vedettes du music-hall comme cette Miss Polaire venue du café-concert le font pour se singulariser et faire parler d’elles. Ce qu’a fort bien compris le très friand de publicité Willy.
1925. La revue professionnelle La Coiffure de Paris illustrée se lamente. Les coiffeurs sont épuisés. Dans la capitale se pratique un « Taylorisme de la coiffure ». Le rythme est effréné. Les salons de coiffure sont pris d’assaut. Toutes les femmes veulent se faire couper les cheveux. Les chiffres sont d’ailleurs éloquents. En 1909 il y avait à Paris 300 salons de coiffure féminins. En 1918 ils seront 2000. Et c’est loin de suffire à la demande. Les plus impatientes se passent d’ailleurs tout bonnement d’artiste capillaire. Elle taillent à domicile avec des instruments de fortune. En 1927 le journal Art et Coiffure furieux de cette concurrence déloyale évoque dans ses colonnes le cas d’un coutelier qui vend 60 tondeuses par jour…

Que s’est-il donc passé? Au début du siècle Colette faisait figure de bête curieuse et voilà que maintenant ce sont toutes les femmes qui coupent leurs cheveux?
C’est qu’il y a eu la guerre. Une guerre interminable avec des millions d’hommes mobilisés. Les femmes ont dû les remplacer aux champs et aux usines et elles ont choisi des coiffures compatibles avec des métiers physiques. Praticité et simplicité ont été les mots clés de leur métamorphose. Et puis, après la guerre, une nouvelle génération de femmes a émergé. Des femmes qui ont un emploi, touchent un salaire et s’offrent ce qui leur plaît comme… une virée chez le coiffeur.
Autre phénomène ayant favorisé ces nouvelles coiffures courtes : l’essor d’une culture sportive au féminin.
À vélo, à la mer, à la montagne, les femmes veulent pouvoir pratiquer leur sport favori sans la contrainte de cheveux encombrants. Et puis quel délice de se laver les cheveux en cinq minutes et de les coiffer en quelques coups de peigne!
Car il faut imaginer ce qu’étaient ces cheveux interminables et les corvées de coiffage qui y étaient attachées. Colette le raconte à merveille dans un texte truffé d’images savoureuses : Ma sœur aux longs cheveux. Elle raconte ces matins où elle devait se lever une demi-heure plus tôt que les autres filles de l’école pour que sa mère la peigne. Elle raconte sa détestation de « ses longues tresses sifflantes comme des fouets», de cette « barbare parure » et l’on imagine les galères de lavage quand il n’y avait pas d’eau courante mais des brocs à aller remplir. Elle se raconte petite fille et jeune fille «accablée de cheveux, chargée de ses tresses comme autant de chaînes ». L’image est parlante. Les cheveux longs sont une prison, une geôle contraignante qui oppresse les femmes autant que le corset qui entrave leur mouvement. Car c’est bien de mouvement dont il est question avec tout le système d’enveloppement corporel qui faisait alors des femmes des créatures captives de la tête aux pieds : épingles, pinces, nœuds, corsets, crochets, agrafes, oeillets, lacets…

Petit voyage dans le paysage capillaire d’alors.
Toutes les femmes avaient les cheveux longs, voire extrêmement longs comme Colette (1m 59) ou Sissi (1m70 ). Mais elles les portaient toujours apprêtés et attachés. D’un côté il y avait les dames aisées qui s’offraient chignons, rubans, bijoux, aigrettes et ne seraient jamais sorties sans chapeau. De l’autre, les femmes des classes laborieuses, ouvrières, marchandes, paysannes, qui retenaient leurs chevelures sous des bonnets ou des coiffes régionales. Enfin, tout en bas, mais vraiment très bas, de l’échelle sociale on trouvait les femmes que l’on appelait alors « en cheveux ». Soit des créatures déclassées qui se montraient dans la rue tête nue, cheveux dénoués et dénués d’ornement. Trois groupes donc très différents mais ayant pour point commun le port de cheveux longs.
À la Belle Époque, au moment même où une Colette décide d’en finir avec ses tresses, jamais les cheveux n’ont été aussi longs, les chignons aussi lourds, les chapeaux aussi vastes. Impossible de penser normalement sous de telles tourtes déclarait alors ironiquement une certaine Gabrielle Chanel. Elle, hardiment, se coupe les cheveux en 1917 et lance une activité de modiste à Deauville où elle crée d’exquis petits bibis sans chichis. Précurseur et visionnaire elle a parfaitement compris l’évolution des mœurs qui se joue avec la fin de la guerre. Car les années 20 sont à la fête. Assez de contraintes et de lourdeur.Voici la paix et l’envie d’insouciance. Au feu les corsets! À bas les capelines! Coco Chanel lance la mode des coupes et des robes courtes. Son credo? L’aisance dans le mouvement. Robe fluide, taille basse, jambes dévoilées, cheveux courts, la silhouette emblématique des Années folles s’impose. À coups de ciseaux…

D’autres figures féminines venues d’autres univers boostent la mode des cheveux courts. Des femmes audacieuses qui incarnent la modernité : la modèle Kiki de Montparnasse, la peintre Tamara de Lempicka, la banquière Marthe Hanau, la féministe Madeleine Pelletier. Le cinéma joue un rôle majeur dans la diffusion de modèles. Ainsi Louise Brooks avec son carré, une merveille graphique qui sertit ses yeux noirs brillants et ses sourcils obliques. Clara Bow avec ses accroche-cœur. Marlène Dietrich avec son halo vaporeux.

Les coiffeurs comprennent vite l’aubaine de cette révolution capillaire.
Car les cheveux courts appellent des effets. Crantés, bouclés, plaqués. De nouvelles techniques sont lancées, d’anciennes, perfectionnées comme le raconte Vincent Chenille dans La mode dans la coiffure des français.La permanente, d’abord inabordable se démocratise. Elle passe de 250 francs en 1927 à 30 en 1932. C’est la ruée. Dans tous les milieux « L’ondulation indéfrisable » fait des vagues…

On aurait cependant tort d’imaginer une révolution facile. Tous les maris ne sont pas des Willy tendant obligeamment une paire de ciseaux à leur épouse. Les résistances sont fortes. Les critiques nombreuses. Scott Fitzgerald le montre très bien dans une nouvelle parue en 1920: Bernice Bobs her Hair ( Berenice se coiffe à la garçonne). Mise au défi par une cousine jalouse, la jeune Bernice va se faire couper les cheveux dans un salon de coiffure où elle crée un attroupement de curieux. Elle sera catastrophée par le résultat, blâmée par sa famille, bannie par la bonne société, raillée par les autres filles. Quant au garçon qu’elle voulait séduire, il ne lui accordera plus un seul regard… Ce genre de réaction ne concerne pas que les adolescentes. Chez les couples mariés, les scènes de ménage vont bon train. Madame part le matin avec des cheveux longs. Le soir elle revient avec des cheveux courts. Surprise! Consternation … Qu’est ce qui t’a pris? Etc… Etc … Caricaturistes et chansonniers s’en donnent à cœur joie. La coupe est pleine! C’est le sens et le sel de la chanson de Dréan en 1924 :
L’autre jour, ma femme me dit : «Vois-tu mon chéri/ Pour te plaire j’ai fait quelque chose de bien gentil/ J’ai fait ce que font toutes les femmes en c’moment/Pour être tout à fait dans l’mouv’ment»./ Elle enleva gentiment son chapeau/Et stupéfait, je m’aperçus tout aussitôt/ Qu’elle s’était fait couper les ch’veux »
Et le refrain de faire entendre celle qui s’est bien plantée :
« Depuis qu’j’ai fait couper mes ch’veux, j’crois plus qu’on m’aime/ J’vois bien qu’les hommes avec moi ne sont plus les mêmes/Ah ! si j’avais su, je n’aurais jamais fait ça/ Je n’savais pas qu’les hommes les aimaient à c’point-là/Depuis qu’j’ai fait couper mes ch’veux, je n’ai pas d’veine/J’fais plus d’béguins maint’nant les hommes me regardent à peine…. »

En fait, les cheveux courts ne sont pas tant question de séduction que d’émancipation. Et c’est bien ce qui agite leurs détracteurs. Le débat est même traité dans la presse. Ces nouvelles amazones seraient-elles en train d’abolir le rôle traditionnel de la femme? De vouloir copier les hommes? D’inverser la hiérarchie des sexes? Le scandale qui accompagne la parution du roman de Victor Margueritte, La Garçonne, en 1922 montre l’ampleur des crispations et des fantasmes autour du sujet.
L’auteur reprenait un terme inventé par l’écrivain Huysmans à la fin du 19ème siècle pour dépeindre dans ses Croquis parisiens des « adolescentes aux formes encore enfantines ». L’héroïne de La Garçonne, Monique Lerbier est une jeune fille idéaliste qui rêve de grand amour. Elle va fuir un mariage d’intérêt arrangé par ses parents, se venger d’un fiancé infidèle en perdant sa virginité avec un inconnu, quitter sa famille et son milieu. On la retrouve quelques années plus tard dans un dancing enlaçant Niquette, une étoile du music hall. Sidéré, un ancien ami la jauge : « Ce que ça la change cette coiffure! Aujourd’hui, pour la femme c’est le symbole de l’indépendance, sinon de la force. Jadis, Dalila émasculait Samson en lui coupant les cheveux. Aujourd’hui, elle croit se viriliser en raccourcissant les siens ». Toute l’ambiguïté du roman est là, dans ce propos peu amène. Un roman qu’on aurait tort de prendre pour un brûlot féministe alors qu’il aligne des tirades bien-pensantes sur la finalité du mariage et le danger pour les femmes à disposer librement de leur corps. Car, devenue « garçonne », Monique Lerbier enchaîne les passades féminines et masculines ( ainsi un danseur qualifié de « bel objet familier »), se nourrit d’opium, sombre dans la déprime. À la fin du livre, sauvée de la drogue par un homme, tiens, tiens, elle décide de se marier, d’avoir des enfants et déclare dans la foulé : « Les cheveux courts c’est bon pour les garçons ». Rideau.
Le roman se vendra à un million d’exemplaires. Son auteur, attaqué pour pornographie, y perdra sa légion d’honneur. Mais les cheveux auront fait leur révolution. En 1925 une femme sur trois a les cheveux courts.
Cinquante ans plus tard, les coupes courtes sont complètement entrées dans les mœurs.
Elles sont même devenues la signature de femmes irréprochables et impeccables comme Grace Kelly dans ses rôles hitchcockiens ou Jackie Kennedy dans celui d’épouse du président. La « mise en plis » de cette dernière, véritable chef d’œuvre de son coiffeur attitré Kenneth Battelle, lui assure son aspect bouffant iconique. Mais les femmes découvrent que le court peut aussi être un carcan. Il faut aller régulièrement chez le coiffeur. Se laisser hérisser le crâne de bigoudis disgracieux. Se faire inonder d’ammoniaque pour une permanente. Sur toutes les têtes, la laque cartonne. C’est qu’on cherche à tout prix tenue et maintien. Alors… Et si la liberté, c’était plutôt les cheveux longs?

C’est ce que va incarner à merveille une Brigitte Bardot années Madrague, image d’une beauté sauvageonne qui vit pieds nus, fleur dans les cheveux et crinière blonde sensuelle. Sans attaches. C’est ce que va revendiquer le mouvement hippie. Une féminité naturelle et pas apprêtée. Des cheveux longs et libres. Et cela va donner des idées aux hommes… Dans le couple hippie, on portera les cheveux aux épaules, voire au milieu du dos. Woodstock, c’est une forêt de cheveux.

Alors, de nouveau ça grince, ça grogne et ça gronde dans les familles. De nouveau on se dispute sur fond de paire de ciseaux. Cette fois côté garçon et côté court.
«Ma mère m’a dit : Antoine, fais-toi couper les cheveux » claironne le chanteur dans ses Élucubrations, énorme tube de l’année 66. Mais il persiste : quoi que dise maman, ce sera chemises à fleurs et cheveux longs. Oh, Yeah!
Anne de Marnhac
A lire: « Femmes au bain. Les métamorphoses de la beauté » par Anne de Marnhac, éditions Berger-Levrault.