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Rita Hayworth, au feu les pompiers.

  Par Anne de Marnhac, historienne.

 1274. Assis sous son chêne, le roi Saint Louis rend la justice comme à l’accoutumée. Lorsque lui vient cette idée : dorénavant les prostituées du royaume devront se teindre les cheveux en rouge. Ainsi le quidam saura à qui il a affaire.

Une trouvaille farfelue? Pas tant que cela si l’on songe à la mauvaise réputation des rousses et des roux dans l’imaginaire occidental. Les représentations bibliques sont éloquentes. Rousse, Ève la tentatrice qui provoque la chute d’Adam. Rousse, Marie Madeleine la pécheresse honnie par la communauté. Roux, Esaü le type capable de céder son droit d’aînesse pour un plat de lentilles. Roux, Judas, le genre d’ami qu’on ne souhaiterait pas à son pire ennemi.

L’idée de Saint Louis fit florès puis flop. Mais on la vit revenir en force au dix-neuvième siècle. Pendant une bonne centaine d’années, les prostituées vont arborer des cheveux aussi rouges que les lanternes qui annonçaient la présence d’une maison close. Toulouse-Lautrec, un familier du bordel de la rue des Moulins, représente dans de nombreux tableaux les cheveux carmin des pensionnaires de l’établissement. Dans Bel-Ami, Maupassant décrit une « blonde aux cheveux rouges » qui tapine aux Folies-Bergère. Dans une nouvelle intitulée Yvette il dépeint de « grandes filles aux cheveux roux, étalant par devant et par derrière la double provocation de leur gorge et de leur croupe, l’œil accrochant, la lèvre rouge, des mots obscènes à la bouche » qui racolent dans une guinguette des bords de Seine. Quant à Barbey d’Aurevilly, il évoque longuement une maîtresse rousse volcanique « plus fauve qu’un jaguar ». Grrrr…

La Toilette, par Toulouse-Lautrec.

Une spécialité française? Que non. Il en va de même de l’autre côté de l’Atlantique. Les cheveux roux-rouges sont une carte de visite. Dans Autant en emporte le vent Scarlett est   sidérée par cette apparition sur le trottoir d’Atlanta : « Elle avait un visage hardi et une masse de cheveux roux, trop rouges pour être naturels. C’était la première fois que Scarlett voyait une femme qui avait, à coup sûr, fait quelque chose à ses cheveux, et, fascinée, elle la dévora des yeux (… ) Grands dieux, pensa Scarlett, ça doit être une femme de mauvaise vie ! »

 Teintes en rouge ou vraies rousses, les dames possédant cette couleur capillaire affolent ces messieurs.

Ce n’est donc pas un hasard si Zola dote Nana d’une crinière rousse. Dès ses débuts sur scène, elle chante comme un serin mais elle a une couleur de cheveux qui fait saliver tous les mâles de la salle : « Elle s’était retournée, remontant, faisant voir sa nuque où des cheveux roux mettaient comme une toison de bête, et les applaudissements devinrent furieux ». Plus loin dans le roman il est dit qu’elle est « lubrique, sentant le fauve »…

Nana va passer par tous les stades de la prostitution, des trottoirs de la capitale au statut de courtisane de haute volée, des passes à un louis aux rendez-vous classieux organisés par une entremetteuse, mais une chose ne changera jamais : la fascination qu’exercent sur ses clients ses cheveux roux. Jeunes, moins jeunes, riches, moins riches, perdreau provincial ou grand chambellan de Napoléon III, pour eux, la rousseur de Nana est pire qu’une drogue dure. Après y avoir goûté, impossible de s’en passer. Cette mangeuse d’hommes en profite. Elle dévore et dévaste tout sur son passage : « Le rut qui montait d’elle ainsi que d’une bête en folie s’était épandu toujours davantage » va même écrire Zola! Et l’on voit combien la rousse était alors associée à une bonne dose d’animalité.

En fait l’auteur de Nana relayait un thème profondément ancré dans les mentalités : l’hypersexualité des rousses. L’ethnologue Yvonne Verdier a montré dans Façons de dire, Façons de faire combien les femmes rousses ont été porteuses de fantasmes. Elle explique ainsi que, dans les campagnes , les rousses étaient perçues comme des femmes dé-réglées, aux sens exacerbés et en état de menstruations permanentes. Leur couleur de cheveux était associée au sang des règles. Impur. Forcément impur. Alors on leur interdit l’accès au saloir par peur de gâter les aliments. On refuse de les engager comme nourrices par peur d’intoxiquer les nourrissons. Last but not least : on leur attribue une odeur forte …

Cette représentation négative des rousses, porteuses de maléfices, était telle qu’on les assimila à des sorcières. À la grande époque des procès de sorcellerie entre 1550 et 1630, plus d’une rousse ne dut ainsi qu’à la couleur de ses cheveux d’être expédiée au bûcher. Cheveux roux et taches de rousseur étaient considérés comme des marques du diable sur le corps…

Sorcière ou putain, la rousse fut donc pendant des siècles une figure transgressive.

On la montre du doigt. On s’en méfie. On s’en écarte. Il ne faisait vraiment pas bon être Poil de Carotte dans les campagnes françaises. Une solution? Filer s’installer en Écosse, le pays où 13 % de la population est redhead sans aucun complexe. Le poids du nombre.

Marie Madeleine par le peintre préraphaélite Frederick Sandys.

 

Il y eut quand même un moment de grâce pour les rousses. Il se passe en Angleterre au milieu du 19ième siècle et il amorce un tournant spectaculaire en leur faveur. Un groupe de peintres désireux de renouer avec la peinture d’avant Raphaël, une peinture qu’ils jugent plus riche en couleurs, va doter les figures féminines de leurs tableaux de merveilleuses chevelures rousses. Les héroïnes de ces Préraphaélites, Dante Gabriel Rossetti, John Everett Millais, Edward Burne-Jones sont des princesses de contes ou des reines de légendes médiévales. Elles sont douces, rêveuses, mystérieuses et ainsi, grâce à ces artistes inspirés qui vont essaimer jusqu’en 1900, les rousses perdent leur aura maléfique et gagnent en poésie.

En France il y a Renoir dont l’œuvre est peuplée de beautés rousses mais aussi Bonnard et Modigliani. Et puis il y a le cas Henner, artiste quelque peu monomaniaque qui ne peignit que des rousses. Un musée lui est dédié à Paris, une demeure étrange baignée d’une atmosphère fantômatique. De salle en salle, le visiteur découvre une ode à la rousseur : des nymphes et des muses nues, diaphanes et déliées, surgissent d’arrière-plans nocturnes, seulement auréolées de leurs cheveux flamboyants. « Les cheveux incendient la toile » déclara alors un critique.

Les écrivains ne sont pas en reste dans cette vague de rousses qui va éclore à la Belle Époque.

Ainsi Proust qui donne cette couleur de cheveux à l’une de ses jeunes filles en fleurs préférées : Gilberte. Elle sera à jamais pour le narrateur cette « jeune fille rousse à la peau dorée … idéal inaccessible ». Ainsi Guillaume Apollinaire qui dédie un poème éperdu d’amour à La jolie rousse : « Elle vient et m’attire ainsi qu’un fer l’aimant /Elle a l’aspect charmant /D’une adorable rousse/ Ses cheveux sont d’or on dirait / Un bel éclair qui durerait /Ou ces flammes qui se pavanent/ Dans les rose-thé qui se fanent »…

1928. Un film sort : La Belle aux cheveux roux. 1933, le magazine Cinémonde titre : Le retour triomphal de la rousse Nancy Carroll.

La facétieuse rouquine Lucille Ball.

Le septième art va-t-il changer quelque chose aux stéréotypes sur les rousses? En réalité, il en fait son miel. Sorcières et Séductrices se retrouvent dans les films mettant en scène des rousses.

Côté sorcières on trouve une galerie de drôles de dames allant de l’excentrique Endora, la belle-mère de Ma sorcière bien-aimée, à l’explosive Sukie, alias Susan Sarandon, dans Les sorcières d’Eastwick en passant par la mystérieuse Mélisandre dans Game of Thrones. Pas forcément juchées sur un balai mais toujours très différentes de Madame tout-le-monde. Et c’est un peu comme si leur bizarrerie ne pouvait s’exprimer que par cette couleur de cheveux peu fréquente (2% de la population mondiale…)

Côté séductrices, on tombe sur une cohorte de bombes sexuelles alliant cheveux incandescents et courbes ravageuses. Rien de tel qu’une bonne dose de rousseur pour pimenter un scénario et enflammer l’image semble penser plus d’un réalisateur. Dans la série Mad Men, Christina Hendricks en affiche toute la panoplie : buste ultra-généreux, hanches en sablier, déhanché chaloupé, cheveux insolemment roux. Tout le bureau est en émoi. « Ma rousse…» lui répète en défaillant un tycoon de la publicité à jamais terrassé par les sortilèges de cette créature incendiaire.

Christina Hendricks dans Mad Men, une rousse sur un toit brûlant.

Mais bien avant Mad Men un homme avait tout compris du langage sexuel des rousses.

Il s’agit de Tex Avery. Dès 1943, en transformant le sage petit chaperon rouge du conte de Perrault, Little Red Riding Hood, en irrésistible pin-up rousse, Red Hot Riding Hood, il déchaînait non seulement la libido d’un loup surexcité mais il remontait aussi le moral des G.I.’s. Des G.I.’S épargnés par les censeurs qui avaient coupé certaines images du dessin animé pour sa diffusion en salles tant cette créature leur paraissait affolante… Plus tard, ce sera à la sublime créature de « Qui veut la peau de Roger Rabbitt? » d’enflammer les salles obscures. Même en version cartoon la rousse est explosive!

La vamp de « Qui veut la peau de Roger Rabbitt? » n’attend qu’une allumette pour s’enflammer.

 Si les rousses furent souvent enfermées dans ces rôles de séductrices, pas à pas et peu à peu, des actrices, authentiques rousses, vont réussir à élargir le répertoire. Il y eut ainsi la rouquine mutine avec Marlène Jobert, la rousse cérébrale avec Isabelle Huppert, la rousse spontanée avec Julia Roberts, la rousse sophistiquée avec Julianne Moore, la rousse vaporeuse avec Nicole Kidman. Et puis les rousses changèrent d’activité. Une rousse put ainsi veiller à l’irréprochabilité de son argenterie comme Marcia Cross dans Desperate housewives, se faire lobbyste aguerrie comme Jessica Chastain dans Miss Sloane, préférer les femmes aux hommes comme Audrey Fleurot dans Intouchables. Bref, les rousses d’aujourd’hui n’ont plus rien à voir avec les rousses d’antan. Et elles suscitent l’envie…

Désormais des millions de femmes poussent la porte d’un coiffeur pour se métamorphoser en rousses. À l’instar de Mylène Farmer qui se fit rousse pour être… elle-même : « Je suis devenue rousse quand j’ai commencé à chanter. J’ai une peau de rousse. Il y a eu une erreur de la nature, j’aurais dû naître rousse » racontera-t-elle. C’est pour le clip de Je suis libertine qu’elle décida de franchir le pas et adopta une teinte dite écureuil. Un choix parmi d’autres tant la palette offerte aux candidates à la rousseur s’est élargie, bien au-delà de ce que leur permettait le traditionnel henné. Acajou, auburn, doré, cuivré, fauve, caramel, carotte, orange, abricot… C’est un festival! Les marchands de couleur n’ont de cesse de perfectionner leurs formules et les coiffeurs d’imaginer de nouveaux effets. Mèches mordorées, frange Griotte, inspiration tye and dye? Tout est possible.

Tous « red » dingues de Rita Hayworth dans Gilda !  

Il y a donc maintenant les rousses d’un jour et les rousses de toujours. Dans les deux cas elles ne sidèrent plus personne. On est très, très loin des siècles précédents où, sans cinéma, sans télévision, sans internet, bref sans images, l’unique rousse du canton, voire du département, était regardée comme une bête curieuse.

Les rousses ne scandalisent plus. La transgression est ailleurs : dans le rouge.

Pas d’effet de roux vénitien tempéré avec le rouge mais un parti-pris d’anti-nature. Teints en rouge, les cheveux sont un langage provocateur. Un signe de différentiation extrême. Ce fut ainsi dans les années 70 le rouge vif des punks de Londres qui se créèrent des crêtes iroquoises aussi insolites que leurs épingles de sûreté (Rien à voir avec le brushing châtain d’Élisabeth II). Ce fut dans les années 90 le rouge vif des lolitas gothiques à Tokyo qui se firent des mèches aussi excentriques que leur port de mitaines et de dentelles néo-victoriennes.( Rien à voir avec les cheveux uniformément noirs de maman).

Le rouge, c’est la couleur par excellence. Celle qui électrise, qui retient l’attention, qui attire et attise tous les regards. L’historien des couleurs Michel Pastoureau le rappelle : « Parler de couleur rouge c’est presque un pléonasme! D’ailleurs, certains mots, tels coloratus en latin ou colorado en espagnol signifient à la fois « rouge» et « coloré ». Il ajoute : « En russe, krasnoï veut dire rouge mais aussi beau »…

Rouge fatal pour Natalie Portman dans Closer.

Tel est le rouge magnifique et incandescent du personnage joué par Natalie Portman dans Closer de Mike Nichols. La regardant marcher dans la foule grisâtre de Londres, avançant telle une apparition – visage de madone, carnation ivoire, cheveux couleur flamme – Jude Law, fasciné, emporté, envoûté, ne peut détacher son regard. Le spectateur non plus. L’affiche américaine titrait : If you believe in love at first sight, you never stop looking. Était-ce une prudente mise en garde?

Les rouges auraient-elles hérité du magnétisme et de la malédiction des rousses?

Anne de Marnhac